Article publié par Maître Jean-Pierre VERGAUWE dans la revue Architrave de septembre 2015
J’ai lu l’excellent article rédigé avec la collaboration de Maître Laurent Olivier HENROTTE publié dans la revue Architrave de mai 2015 n° 184 consacré à l’arrêt rendu par la Première Chambre de la Cour de Cassation le 5 septembre 2014 concernant la clause d’exclusion de la responsabilité in solidum.
J’aimerais, à mon tour, réagir face à cet arrêt incompréhensible de la Cour de Cassation.
Etant l’auteur de la clause in solidum incriminée, je pense utile d’apporter un éclairage complémentaire.
Voici plusieurs années, nous avions fait ce constat navrant avec la compagnie d’assurance AR-CO : En cas de pluralité de fautes imputables pour partie à l’architecte et pour partie à un autre intervenant à l’acte de bâtir et en particulier l’entrepreneur et ayant contribué à la commission d’un dommage subi par le maître de l’ouvrage, la jurisprudence condamnait systématiquement cet architecte in solidum avec cet autre intervenant à la réparation intégrale du dommage.
Cette pratique jurisprudentielle qui ne trouve aucun fondement dans la loi s’explique, sans pour autant se justifier, par le souci des tribunaux de protéger le maître de l’ouvrage particulièrement démuni en cas de faillite de l’entrepreneur.
Ce faisant, il se crée inévitablement une nouvelle injustice en ce sens que la récupération pèse sur le seul architecte au motif qu’il est solvable parce que assuré alors qu’il n’est pas seul à avoir contribué à la réalisation du dommage.
Cette situation était et demeure insupportable économiquement en cas de faillite de l’entrepreneur, rendant illusoire toute action dirigée par l’architecte contre ce dernier dans le cadre de la contribution à la dette.
Nous avions suggéré aux organisations représentatives des entrepreneurs d’imposer à ceux-ci une assurance de leur responsabilité civile professionnelle et notamment décennale mais en vain.
La Cour Constitutionnelle, elle-même, reconnait la discrimination entre l’architecte obligé de s’assurer et l’entrepreneur qui ne connaît pas cette obligation légale et qui de surcroît peut échapper facilement à ses engagements en se déclarant en faillite.
La Cour Constitutionnelle ajoute qu’il ne peut être remédié à cette situation que par l’intervention du législateur (arrêt du 12 juillet 2007).
La seule solution consistait donc à faire inscrire dans le champ contractuel une clause qui empêchait le maître de l’ouvrage de recourir à la condamnation in solidum à l’égard de l’architecte en précisant toutefois que celui-ci bien évidemment demeure responsable des conséquences de ses propres fautes.
Très rapidement, cette clause dite « in solidum » s’est généralisée dans les contrats d’architecture ; elle fut d’ailleurs reprise par d’autres assureurs de la RC professionnelle de l’architecte et fut même adoptée par les entrepreneurs dans leurs propres contrats !
La licéité de la clause fut reconnue par la majorité de la doctrine et de la jurisprudence y compris de nos Cours d’appel.
Elle a donc permis pendant plusieurs années de limiter les conséquences désastreuses de la condamnation in solidum en incitant le juge et l’expert judiciaire à mieux cerner les fautes commises par chacun, les dommages subis par le maître de l’ouvrage et le lien causal entre ces fautes et ces dommages.
Ces effets bénéfiques connaissent à présent un coup d’arrêt brutal par l’arrêt de la Cour de Cassation déjà commenté du 5 septembre 2014.
Nos juridictions de fond, en effet, se rangent bon gré mal gré derrière cet arrêt pour condamner à nouveau les architectes in solidum.
Nul doute que cette question reviendra et le plus vite possible devant la Cour Suprême dont l’arrêt au demeurant demeure particulièrement avare de motivation.
Il me paraît que la Cour de Cassation n’a pas bien perçu la portée de la clause incriminée ; en effet, celle-ci ne porte aucunement atteinte à la responsabilité décennale qui est d’ordre public et donc intouchable. Elle prévient cependant tout amalgame injustifié des responsabilités concurrentes et de leurs conséquences.
L’architecte demeure responsable de ses propres fautes mais ni plus ni moins ; il n’a pas à endosser celles des autres intervenants à l’acte de bâtir.
S’il est reconnu responsable d’un dommage particulier, il devra le réparer y compris lorsqu’il est démontré que sa faute a permis à elle seule la commission du dommage dans son intégralité.
Par contre, s’il est démontré que sa faute n’a causé qu’une partie du dommage global ou que cette faute n’est que partiellement à l’origine du dommage, il y a lieu d’opérer les distinctions qui évitent les condamnations arbitraires ou expéditives.
La clause in solidum empêche que l’architecte soit définitivement condamné au-delà de sa part contributive réelle dans la survenance du dommage.
En décider autrement revient à mettre en péril et en tout cas en doute non seulement le principe d’indépendance qui consacre l’architecte conformément à la loi du 20 février 1939 mais également son statut de profession libérale ou alors il conviendra de décider que ce qui prévaut en aval (c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de condamner l’architecte) doit aussi s’appliquer en amont (c’est-à-dire dans la mise en place des relations contractuelles de l’architecte avec son client).
Si l’architecte supporte la responsabilité des autres intervenants, il faudra lui donner les moyens de cette obligation en lui permettant par exemple l’exercice de sa profession sur un modèle commercial ou encore sous forme de promotion immobilière puisqu’une des caractéristiques du promoteur est de s’engager par une obligation de résultat et également de garantie.
Condamner in solidum, revient en définitive à imposer à l’architecte une pseudo obligation de résultat, ce qui ne lui incombe pas suivant une doctrine et une jurisprudence dominante en la matière.
On observera enfin que le juge est parfaitement en mesure de distinguer la part contributive de chaque faute dans la survenance du dommage puisqu’après avoir condamné in solidum dans le cadre de l’action menée par le maître de l’ouvrage contre les constructeurs (obligation à la dette), il devra faire droit à l’action récursoire de celui qui a payé l’intégralité de la condamnation contre les autres intervenants pour leur part (contribution à la dette).
En définitive, toute cette agitation ne serait plus de mise si, comme nous l’espérons depuis toujours, les entrepreneurs et du reste tous les intervenants à l’acte de bâtir étaient légalement obligés d’assumer leur responsabilité civile professionnelle y compris décennale, comme c’est le cas pour l’architecte depuis la loi LARUELLE et l’A.R. du 25 avril 2007 relatif à l’assurance obligatoire prévu par la loi du 20 février 1939 sur la protection du titre et de la profession d’architecte.
Cet alignement restaurerait enfin la justice et l’égalité de traitement et du même coup profiterait également aux maîtres d’ouvrage victimes de faillites à répétition des entrepreneurs.
Le législateur ferait bien de se mettre enfin au travail !